Sorcières, La puissance invaincue des femmes

(Extrait)

Introduction

[…]

« UNE VICTIME DES MODERNES ET NON DES ANCIENS »

Il m’a fallu un temps étonnamment long pour mesurer le malentendu que recouvraient la débauche de fantaisie, l’imagerie d’héroïne aux superpouvoirs associées aux sorcières dans les productions culturelles qui m’entouraient. Pour comprendre que, avant de devenir un stimulant pour l’imagination ou un titre honorifique, le mot « sorcière » avait été la pire marque d’infamie, l’imputation mensongère qui avait valu la torture et la mort à des dizaines de milliers de femmes. Dans la conscience collective, les chasses aux sorcières qui se sont déroulées en Europe, essentiellement aux XVIe et XVIIe siècles, occupent une place étrange. Les procès en sorcellerie reposaient sur des accusations extravagantes – le vol de nuit pour se rendre au sabbat, le pacte et la copulation avec le Diable – qui semblent les avoir entraînés à leur suite dans la sphère de l’irréalité, les arrachant à leur ancrage historique. À nos yeux, quand nous la découvrons aujourd’hui, la première représentation connue d’une femme volant sur balai, dans la marge du manuscrit de Martin le Franc Le champion des dames (1441-1442), a des allures légères et facétieuses; elle semble surgie d’un film de Tim Burton, du générique de Ma sorcière bien-aimée ou d’une décoration d’Halloween. Et pourtant, au moment où elle apparaît, vers 1440, elle annonce des siècles de souffrances. Évoquant l’invention du sabbat, l’historien Guy Bechtel constate : « Ce grand poème idéologique a beaucoup tué. »[1] Quant aux tortures sexuelles, leur réalité semble s’être dissoute dans l’imagerie sadienne et les émois troubles qu’elle suscite.

En 2016, le Musée Saint-Jean de Bruges a consacré une exposition aux « Sorcières de Bruegel », le maître flamand ayant été le premier peintre à s’emparer de ce thème. Sur un panneau figuraient les noms des dizaines de femmes de la ville brûlées comme sorcières sur la place publique. « Beaucoup d’habitants de Bruges portent toujours ces noms de famille et ignoraient, avant de visiter l’exposition, qu’ils ont peut-être eu une ancêtre accusée de sorcellerie », commentait le directeur du musée.[2] Il disait cela en souriant, comme si le fait de compter dans son arbre généalogique une innocente massacrée sur la base d’allégations délirantes était une petite anecdote trop sympa à raconter à ses amis. Et l’on s’interroge : de quel autre crime de masse, même ancien, est-il possible de parler ainsi le sourire aux lèvres?

En anéantissant parfois des familles entières, en faisant régner la terreur, en réprimant sans pitié certains comportements et certaines pratiques désormais considérés comme intolérables, les chasses aux sorcières ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre. Si elles n’avaient pas eu lieu, nous vivrions probablement dans des sociétés très différentes. Elles nous en disent beaucoup sur les choix qui ont été faits, sur les voies qui ont été privilégiées et celles qui ont été condamnées. Pourtant, nous nous refusons à les regarder en face. Même quand nous acceptons la réalité de cet épisode de l’histoire, nous trouvons des moyens de le tenir à distance. Ainsi, on fait souvent l’erreur de le situer au Moyen Âge, dépeint comme une époque reculée et obscurantiste avec laquelle nous n’aurions plus rien à voir, alors que les grandes chasses se sont déroulées à la Renaissance – elles ont commencé vers 1400 et pris de l’ampleur surtout à partir de 1560. Des exécutions ont encore eu lieu à la fin du XVIIIe siècle, comme celle d’Anna Göldi, décapité à Glaris, en Suisse, en 1782. La sorcière, écrit Guy Bechtel, « fut victime des Modernes et non des anciens ».[3]

De même, on met souvent les persécutions sur le compte d’un fanatisme religieux incarné par des inquisiteurs pervers. Or l’Inquisition, avant tout préoccupée des hérétiques, a très peu pourchassé les sorcières; l’écrasante majorité des condamnations ont été le fait de cours civiles. En matière de sorcellerie, les juges laïcs se sont révélés « plus cruels et plus fanatiques que Rome ».[4] La distinction n’a d’ailleurs qu’un sens très relatif dans un monde où il n’existait pas d’en-dehors possible à la croyance religieuse. Même les quelques voix qui s’élevèrent contre les persécutions, comme celle du médecin Jean Wier, qui, en 1563, dénonça un « bain de sang d’innocents », ne remettaient pas en question l’existence du Diable. Quant aux protestants, malgré leur image de plus grande rationalité, ils ont traqué les sorcières avec la même ardeur que les catholiques. Le retour à une lecture littérale de la Bible prôné par la Réforme ne favorisait pas la clémence, au contraire. À Genève, sous Calvin, on exécuta trente-cinq « sorcières », au nom de deux lignes de l’Exode qui disent : « Tu ne laisseras pas vivre la magicienne. » L’intolérance du climat à l’époque, l’orgie sanguinaire des guerres de religion – trois mille protestants tués à Paris à la Saint-Barthélemy, en 1572 – ont nourri la cruauté des deux camps à leur égard.

À vrai dire, c’est précisément parce que les chasses aux sorcières nous parlent de notre monde que nous avons d’excellentes raisons de ne pas les regarder en face. S’y risquer, c’est se confronter au visage le plus désespérant de l’humanité. Elles illustrent d’abord l’entêtement des sociétés à désigner régulièrement un bouc émissaire à leurs malheurs, et à s’enfermer dans une spirale d’irrationalité, inaccessibles à toute argumentation sensée, jusqu’à ce que l’accumulation des discours de haine et une hostilité devenue obsessionnelle justifient le passage à la violence physique, perçue comme une légitime défense du corps social. Elles illustrent, pour reprendre les mots de Françoise d’Eaubonne, la capacité humaine à « déchaîner un massacre par un raisonnement digne d’un aliéné ».[5] La diabolisation des femmes qualifiées de sorcières eut d’ailleurs beaucoup en commun avec l’antisémitisme. On parlait du « sabbat » ou de la « synagogue » des sorcières; on les soupçonnait, comme les juifs, de conspirer pour détruire la chrétienté et on les représentait, comme eux, avec le nez crochu. En 1618, un greffier qui s’ennuie lors d’une exécution près de Colmar dessine l’accusée dans la marge de son compte rendu : il la représente avec une coiffure traditionnelle juive, « à pendeloques, entourée d’étoiles de David ».[6]

Comme souvent, la désignation du bouc émissaire, loin d’être le fait d’une populace grossière, est venue d’en haut, des classes cultivées. La naissance du mythe de la sorcière coïncide à peu près avec celle – en 1454 – de l’imprimerie, qui y a joué un rôle essentiel. Bechtel parle d’une « opération médiatique » qui « utilisa tous les vecteurs d’information de l’époque » : « les livres pour ceux qui lisaient, les sermons pour les autres, pour tous grandes quantités de représentations ». Œuvre de deux inquisiteurs, l’Alsacien Henri Institoris (ou Heinrick Krämer) et le Bâlois Jakob Sprenger, Le Marteau des sorcières (Malleus maleficarum), publié en 1487, a pu être comparé à Mein Kampf d’Adolf Hitler. Réédité une quinzaine de fois, il fut diffusé à trente mille exemplaires dans toute l’Europe durant les grandes chasses : « Pendant ce temps de feu, dans tous les procès, les juges vont s’en servir. Ils vont poser les questions du Malleus et entendre les réponses du Malleus. »[7] De quoi battre en brèche notre vision un brin idéalisée des premiers usages de l’imprimerie… Accréditant l’idée d’une menace imminente qui exige l’emploi de moyens exceptionnels, Le Marteau des sorcières entretient une hallucination collective. Son succès fait naître d’autres vocations de démonologues, qui nourrissent un véritable filon éditorial. Les auteurs de ces ouvrages – tel le philosophe français Jean Bodin (1530-1596) -, qui y apparaissent comme des fous furieux, étaient par ailleurs des érudits et des hommes de grand renom, souligne Bechtel : « Quel contraste avec la crédulité, la brutalité dont ils firent tous preuve dans leurs exposés démonologiques. »

ÉLIMINER LES TÊTES FÉMININES QUI DÉPASSENT

On ressort glacé de ces récits, et encore davantage quand on est une femme. Certes, de nombreux hommes ont été exécutés pour sorcellerie; mais la misogynie a été au cœur des persécutions. « Les sorciers sont peu de chose », assure le Malleus maleficarum. Ses auteurs estiment que s’il n’y avait pas la « malice » des femmes, « même en ne disant rien des sorcières, le monde serait libéré d’innombrables périls ». Faibles de corps et d’esprit, animées par un insatiable désir de luxure, elles sont censées faire des proies faciles pour le Diable. Dans les procès, elles ont représenté en moyenne 80 % des accusés et 85 % des condamnés.[8] Elles étaient aussi plus démunies face à la machine judiciaire : en France, les hommes comptaient pour 20 % des accusés, mais ils furent à l’origine de 50 % des procédures en appel auprès du Parlement. Alors qu’auparavant les tribunaux refusaient leur témoignage, les Européennes n’accédèrent au statut de sujets à part entière aux yeux de la loi que pour être accusées en masse de sorcellerie. La campagne menée entre 1587 et 1593 dans vingt-deux villages des environs de Trèves, en Allemagne – lieu d’apparition et épicentre, avec la Suisse, des chasses aux sorcières -, fut si féroce que, dans deux d’entre eux, elle ne laissa plus qu’une femme encore en vie; en tout, on en avait brûlé 368. Des lignées féminines entières furent éliminées : les charges contre Madelaine Denas, brûlée dans le Cambrésis en 1670, à l’âge de soixante-dix-sept ans, n’étaient pas très claires, mais on avait déjà exécuté sa tante, sa mère et sa fille, et on pensait que la sorcellerie était héréditaire.

Les accusations ont longtemps épargné les classes supérieures et, quand elles ont fini par les atteindre à leur tour, les procès se sont rapidement éteints. Auparavant, les ennemis politiques de certains notables dénonçaient parfois comme sorcières les filles ou les épouses de ces derniers, parce que c’était plus facile que de s’en prendre directement à eux; mais, dans leur grande majorité, les victimes appartenaient aux classes populaires. Elles se retrouvaient aux mains d’institutions entièrement masculines : interrogateurs, prêtres ou pasteurs, tortionnaires, gardiens, juges, bourreaux. On imagine leur panique et leur détresse, d’autant plus qu’elles affrontaient en général cette épreuve dans une solitude totale. Les hommes de leur famille prenaient rarement leur défense, quand ils ne se joignaient pas aux accusateurs. Pour certains, cette s’expliquait par la peur, puisque la plupart des hommes accusés l’étaient en tant que proches de « sorcières ». D’autres profitèrent du climat de suspicion généralisée « pour se débarrasser d’épouses ou d’amantes encombrantes, ou pour empêcher la vengeance de celles qu’ils avaient séduites ou violées », relate Silvia Federici, pour qui « ces années de terreur et de propagande semèrent les graines d’une aliénation psychologique profonde des hommes envers les femmes »[9].

Certaines accusées étaient à la fois des magiciennes et des guérisseuses; un mélange déconcertant à nos yeux, mais qui allait de soi à l’époque. Elles jetaient ou levaient des sorts, fournissaient des philtres et des potions, mais elles soignaient aussi les malades et les blessés, ou aidaient les femmes à accoucher. Elles représentaient le seul recours vers lequel le peuple pouvait se tourner et avaient toujours été des membres respectés de la communauté, jusqu’à ce qu’on assimile leurs activités à des agissements diaboliques. Plus largement, cependant, toute tête féminine qui dépassait pouvait susciter des vocations de chasseur de sorcières. Répondre à un voisin, parler haut, avoir un fort caractère ou une sexualité un peu trop libre, être une gêneuse d’une quelconque manière suffisait à vous mettre en danger. Dans une logique familière aux femmes de toutes les époques, chaque comportement et son contraire pouvaient se retourner contre vous : il était suspect de manquer la messe trop souvent, mais il était suspect aussi de ne jamais la manquer; suspect de se réunir régulièrement avec des amies, mais aussi de mener une vie trop solitaire[10]… L’épreuve du bain le résume très bien. La femme était jetée à l’eau : si elle soulait, elle était innocente; si elle flottait, elle était une sorcière et devait donc être exécutée. On retrouve également beaucoup le mécanisme du « refus d’aumône » : les riches qui dédaignaient la main tendue d’une mendiante et qui, ensuite, tombaient malades ou souffraient d’une infortune quelconque s’empressaient de l’accuser de leur avoir jeté un sort, transférant ainsi sur elle un obscur sentiment de culpabilité. Dans d’autres cas, on rencontre la logique du bouc émissaire sous sa forme la plus pure : « Des navires sont en difficulté sur la mer? Digna Robert, en Belgique, est saisie, brûlée, exposée sur une roue (1585). Un moulin près de Bordeaux ne fonctionne plus ? On prétend que Jeanne Noals, dite Gache, l’a « chevillé » (1619)[11]. » Qu’importe s’il s’agissait de femmes parfaitement inoffensives : leurs concitoyens étaient persuadés qu’elles détenaient un pouvoir de nuire sans limite. Dans La Tempête de Shakespear (1611), il est dit de l’esclave Caliban que sa mère « était une puissante sorcière », et François Guizot précisait à ce sujet dans sa traduction de 1864 : « Dans toutes les anciennes accusations de sorcellerie en Angleterre, on trouve constamment l’épithète strong associée au mot witch, comme une qualification spéciale et augmentative. Les tribunaux furent obligés de décider, contre l’opinion populaire, que le mot strong n’ajoutait rien à l’accusation. »

Avoir un corps de femme pouvait suffire à faire de vous une suspecte. Après leur arrestation, les accusées étaient dénudées, rasées et livrées à un « piqueur », qui recherchait minutieusement la marque du Diable, à la surface comme à l’intérieur de leur corps, en y enfonçant des aiguilles. N’importe quelle tache, cicatrice ou irrégularité pouvait faire office de preuve et on comprend que les femmes âgées aient été confondues en masse. Cette marque était censée rester insensible à la douleur; or beaucoup de prisonnières étaient si choquées par ce viol de leur pudeur – par ce viol tout court – qu’elles s’évanouissaient à moitié et ne réagissaient donc pas aux piqûres. En Écosse, des « piqueurs » passaient même dans les villages et les villes en proposant de démasquer les sorcières qui se dissimulaient parmi leurs habitantes. En 1649, la ville anglaise de Newcastle-upon-Tyne engagea l’un d’eux en lui promettant vingt shillings par condamnée. Trente femmes furent amenées à la mairie et déshabillées. La plupart – quelle surprise – furent déclarées coupables.[12]

« Comme lorsque je lis le journal, j’en ai appris davantage que je ne l’aurais souhaité sur la cruauté humaine », avoue Anne L. Barstow dans l’introduction à son étude des chasses aux sorcières européennes[13]. Et, en effet, le récit des tortures est insoutenable; le corps désarticulé par l’estrapade, brûlé par des sièges en métal chauffé à blanc, les os des jambes brisés par les brodequins, Les démonologues recommandent de ne pas se laisser émouvoir par les larmes, attribuées à une ruse diabolique et forcément feintes. Les chasseurs de sorcières se montrent à la fois obsédés et terrifiés par la sexualité fémini8ne. Les interrogateurs demandent inlassablement aux accusées « comment était le pénis du Diable ». Le Marteau des sorcières affirme qu’elles ont le pouvoir de faire disparaître les sexes masculins et qu’elles en conservent des collections entières dans des boîtes ou dans des nids d’oiseau où ils frétillent désespérément (on n’en a cependant jamais retrouvé). Par sa forme phallique, le balai qu’elles chevauchent, en plus d’être un symbole ménager détourné, témoigne de leur liberté sexuelle. Le sabbat est vu comme le lieu d’une sexualité débridée, hors de contrôle. Les tortionnaires jouissent de la domination absolue qu’ils exercent sur les prisonnières; ils peuvent donner libre cours à leur voyeurisme et leur sadisme sexuel. S’y ajoutent les viols par les gardiens : lorsqu’une détenue est retrouvée étranglée dans on cachot, on dit que le Diable est venu reprendre sa servante. Beaucoup de condamnées, au moment de leur exécution, ne peuvent même plus tenir debout. Mais, même si elles sont soulagées d’en finir, il leur reste à affronter une mort atroce. Le démonologue Henry Boguet relate la fin de Clauda Jam-Guillaume, qui trouve par trois fois la force de s’échapper du bûcher. Le bourreau n’avait pas respecté sa promesse de l’étrangler avant que les flammes ne l’atteignent. Elle l’oblige ainsi à tenir parole : la troisième fois, il l’assomme, de sorte qu’elle meurt inconsciente[14].

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UNE VIE À SOI.

LE FLÉAU DE L’INDÉPENDANCE FÉMININE

                               « Bonjour Gloria, je suis si heureuse d’avoir enfin l’occasion de vous parler… »

Ce jour de mars 1990, sur CNN, Larry King reçoit Gloria Steinem, monstre sacré su féminisme aux États-Unis. Une téléspectatrice appelle de Cleveland, Ohio. La voix est douce et on présume qu’il s’agit d’une admiratrice. Mais, très vite, on comprend qu’on s’est trompé. « Je pense que votre mouvement a été un échec complet, accuse la voix suave. Je pense que vous êtes l’une des causes principales du déclin de notre belle famille et de notre belle société américaine. Quelques questions : j’aimerais savoir si vous êtes mariée? si vous avez des enfants? … » Par deux fois, l’invitée, très calme, répond crânement « non ». Interrompue par le présentateur, qui tente diplomatiquement de résumer son propos, la vengeresse anonyme conclut en lançant : « Je pense que Gloria Steinem devrait brûler en enfer! »[15]

Journaliste devenue très active dans la défense des droits des femmes au début des années 1970, Gloria Steinem (née en 1934) a toujours donné du fil à retordre à ses ennemis. D’abord, sa beauté et ses nombreux amants invalident l’allégation classique selon laquelle les revendications féministes ne feraient que dissimuler l’aigreur et la frustration de laiderons à qui aucun homme n’a fait l’honneur de jeter son dévolu sur elles. En outre, la vie pleine et intense qu’elle a menée et qu’elle mène toujours, tourbillon de voyages et de découvertes, de militantisme et d’écriture, d’amours et d’amitiés, complique sérieusement la tâche à ceux pour qui l’existence d’une femme ne saurait avoir de sens sans le couple et la maternité. À un journaliste qui lui demandait pourquoi elle ne se mariait pas, elle avait fait cette réponse restée célèbre : « Je n’arrive pas à m’accoupler en captivité. »

Elle a dérogé à cette ligne de conduite à l’âge de soixante-six ans, pour que son compagnon d’alors, qui était sud-africain, puisse obtenir sa green card et rester aux États-Unis. Elle l’a épousé en Oklahoma, chez son amie la leader amérindienne Wilma Mankiller, lors d’une cérémonie cherokee suivie d’un « fantastique petit déjeuner »; pour l’occasion, elle avait revêtu son « plus beau jean ». Son mari est mort d’un cancer trois ans plus tard. « Parce que nous avons été légalement mariés, certains pensent qu’il a été l’amour de ma vie, et que j’ai été le sien, confiait Steinem des années plus tard à la journaliste Rebecca Traister, qui enquêtait sur l’histoire du célibat féminin aux États-Unis. C’est vraiment ne rien comprendre à la singularité humaine. Il avait été marié deux fois auparavant et il avait de merveilleux enfants adultes. J’avais vécu plusieurs histoires heureuses avec des hommes qui sont encore mes amis et qui constituent ma famille choisie. Certaines personnes ont un seul partenaire au cours de leur vie mais ce n’est pas le cas de la plupart d’entre nous. Et chacun de nos amours est essentiel et unique[16]. »

Jusqu’à la fin des années 1960, rappelle Rebecca Traister, le féminisme américain était dominé par la tendance Betty Friedan – autrice en 1963 de La Mystique féminine, critique retentissante de l’idéal de la femme au foyer. Friedan défendait « celles qui voulaient l’égalité, mais tout en continuant d’aimer leur mari et leurs enfants ». La critique du mariage en tant que tel n’est apparue dans le mouvement que grâce à la naissance du combat pour les droits des homosexuels et à la plus grande visibilité des lesbiennes. Mais, même alors, il paraissait impensable à beaucoup de militantes que l’on puisse être hétérosexuelle et ne pas souhaiter se marier[17]; « du moins jusqu’à ce que Gloria apparaisse ». Grâce à elle et à quelques autres, en 1973, Newsweek constatait qu’il était « enfin possible d’être à la fois célibataire et entière ». À la fin de la décennie, le taux de divorce avait explosé, atteignant près de 50 % [18].

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LE DÉSIR DE LA STÉRILITÉ

LE DERNIER BASTION DE LA « NATURE »

La procréation chez les couples hétérosexuels, et plus précisément la maternité, est le dernier domaine où, même chez les protagonistes, l’argument de la « nature », dont nous avons appris à nous méfier partout ailleurs, règne en maître. On sait que, au fil des siècles, les thèses les plus fantaisistes – et les plus oppressives – ont été justifiées par les preuves « évidentes et indiscutables » qu’était censée fournir l’observation de la « nature ». Gustave Le Bon affirmait par exemple en 1879 : « Les cerveaux de nombre de femmes sont plus rapprochés en taille de ceux des gorilles que des cerveaux mâles les plus développés. Cette infériorité est si évidente que nul ne peut la contester pour un moment; son degré seul vaut la peine d’être discuté[19]. Avec le recul, le caractère ridicule de ce genre de considérations nous apparaît clairement. Désormais, on évite de déduire d’une conformation physique un certain type de disposition, ou une injonction à un comportement déterminé. Dans les milieux progressistes, plus personne, par exemple, n’irait expliquer aux gays et aux lesbiennes que leurs pratiques sexuelles sont problématiques, qu’ils et elles désirent les mauvaises personnes et que leurs organes n’ont pas été conçus pour être utilisés de cette manière, « pardon mais vous avez mal lu le mode d’emploi, la nature dit que… ». En revanche, dès qu’il s’agit de femmes et de bébés, tout le monde se lâche : c’est la fête du slip de la nature – si j’ose dire. Vous n’avez plus face à vous que des partisans enthousiastes du déterminisme biologique le plus étroit.

Elles ont un utérus : c’est bien la preuve irréfutable qu’elles doivent faire des enfants, n’est-ce pas? On n’a pas bougé d’un pouce depuis l’article « Femme » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, au XVIIIe siècle, qui concluait, au terme d’une description physique : « Tous ces faits prouvent que la destination de la femme est d’avoir des enfants et de les nourrir[20]. » On continue à croire dur comme fer qu’elles sont programmées pour désirer être mères. Autrefois, on invoquait l’action autonome de leur utérus, « animal redoutable », « possédé du désir de faire des enfants », « vivant, rebelle au raisonnement, qui s’efforce sous l’action de ses désirs furieux de tout dominer »[21]. L’utérus sauteur a cédé la place dans les imaginaires à cet organe mystérieux appelé « horloge biologique », dont aucune radiographie n’a encore pu localiser l’emplacement précis, mais dont on entend distinctement le tic-tac en se penchant sur leur ventre lorsqu’elles ont entre trente-cinq et quarante ans. « Nous avons pris l’habitude de considérer des métaphores comme «l’horloge biologique» non comme des métaphores, mais comme de simples descriptions, neutres et factuelles, du corps humain», remarque l’essayiste Moira Weigel. Or l’expression « horloge biologique », appliquée à la fertilité des femmes, est apparue pour la première fois le 16 mars 1978 dans un article du Waxhington Post intitulé « L’horloge tourne pour la femme qui fait carrière »[22]. Autrement dit : elle est une manifestation précoce du backlash, et son intégration fulgurante à l’anatomie féminine en fait un phénomène unique dans l’histoire de l’évolution, qui aurait de quoi stupéfier Darwin… En outre, puisque leur corps offre aux femmes la possibilité de porter un enfant, la Nature veut également que ce soit à elles de changer les couches de ladite ou dudit enfant après sa naissance, de prendre les rendez-vous chez le pédiatre et aussi, tant qu’on y est, de laver le sol de la cuisine, de faire les lessives et de penser à racheter du papier hygiénique pendant les vingt-cinq années qui suivent. Cela s’appelle l’« instinct maternel ». Oui, la Nature commande très précisément cela, et pas, par exemple, que la société, pour les remercier d’assumer la plus grosse part dans la perpétuation de l’espèce, mette tout en œuvre pour compenser les inconvénients qui en découlent pour elles; mais alors pas du tout. Si vous avez compris cela, c’est que vous avez mal écouté la Nature.

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L’IVRESSE DES CIMES

TOUJOURS DÉJÀ VIEILLES

En 1972, l’intellectuelle américaine Susan Sontag avait consacré un brillant article au « deux poids, deux mesures » du vieillissement chez les hommes et les femmes[23]. Elle y évoque une de ses amies qui, le jour de ses vingt et un ans, se lamentait : « La meilleure partie de ma vie est terminée. J’ai cessé d’être jeune! » À trente ans, elle décréta que, cette fois, c’était « vraiment la fin ». Dix ans plus tard, elle raconta à Susan (qui n’y avait pas assisté) que son quarantième anniversaire avait été le pire de sa vie, mais qu’elle était bien décidée à profiter du peu d’années qu’il lui restait. Et je me revois moi-même, le soir de la fête que j’avais organisée pour mes vingt ans, incapable de parler à mes invités d’autre chose que de mon angoisse à l’idée d’être désormais vieille – la boute-en-train totale; ils n’avaient pas dû regretter le déplacement, les pauvres. Je ne comprends plus l’état d’esprit qui était le mien ce soir-là, mais je m’en souviens très nettement. Ces dernières années, deux grandes figures qui y étaient confrontées, Thérèse Clerc, la fondatrice de la Maison des Babayagas – une maison de retraite autogérée pour femmes – à Montreuil, et l’écrivaine Benoîte Groult (toutes deux mortes en 2016), ont fait émerger la question de l’âge dans le féminisme français[24]. Mais il faut aussi parler de ce sentiment d’obsolescence programmée, de cette hantise de la péremption qui marque toute l’existence des femmes et qui leur est propre : on imagine mal un homme se rouler par terre le soir de ses vingt ans en gémissant qu’il est vieux. « Depuis que j’ai vingt-deux ans, les journalistes me demandent : « Avez-vous peur de vieillir ? » témoigne l’actrice Penélope Cruz[25]. Barbara Macdonald remarquait en 1986 : « Le message que reçoivent les jeunes femmes, c’est qu’il est merveilleux d’être jeune et affreux d’être vieille. Mais comment pouvez-vous prendre un bon départ dans la vie si on vous dit en même temps à quel point la fin est terrible[26]? »

Pour une bonne part, la hantise de la péremption chez les femmes concerne leur capacité à enfanter, bien sûr. Et, à première vue, dans ce domaine, elle paraît justifiée par des données biologiques : de plus grandes difficultés à tomber enceinte après trente-cinq ans, de plus grands risques de malformation de l’enfant après quarante ans. Martin Winckler souligne cependant l’alarmisme excessif entretenu par les médecins : « À trente-cinq ans, quatre-vingt-trois femmes sur cent peuvent avoir un enfant, et à quarante elles sont encore soixante-sept sur cent! C’est loin d’être le tableau catastrophique que beaucoup de médecins peignent[27] ». En outre, les cas d’hommes célèbres devenus pères à un âge avancé – comme Mick Jagger, qui a accueilli son huitième enfant en 2016, alors qu’il avait soixante-treize ans et qu’il était déjà arrière-grand-père – donnent l’illusion que, pour les hommes, l’âge ne compte pas. Or leur fertilité à eux aussi décline avec le temps : elle est à son maximum à 30-40 ans, puis elle diminue peu à peu et, à 55-59 ans, elle est deux fois plus faible. Le délai de conception et même le risque de fausse couche, d’anomalie chromosomique ou de maladie génétique du fœtus augmentent avec l’âge du père[28]. Bien sûr, une femme doit aussi être assez en forme pour supporter la grossesse et l’accouchement; mais, après la naissance, il vaut mieux que les parents soient tous les deux aptes à prendre soin de l’enfant. Ne se préoccuper que de l’âge de la mère revient à renforcer un modèle où la part éprouvante des soins et de l’éducation repose uniquement sur elle. (Les deux derniers enfants de Mick Jagger sont d’ailleurs élevés par leurs mères respectives, dont il était déjà séparé à leur naissance. Il s’est contenté de leur fournir un toit et de leur verser une pension alimentaire à la mesure de ses moyens.) Enfin, l’idée, sans équivalent pour les hommes, selon laquelle on ne peut être réellement « femme » et épanouie que si on est mère engendre une pression supplémentaire, qui n’a rien de naturel.

[…]

Chollet, Mona, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones Éditions La Découverte, Paris, 2018.


[1] Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, la destruction de la Sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers, Plon, Paris, 1997.

[2] « Dans le sillage des sorcières de Bruegel », Arte journal, Arte, 8 avril 2016.

[3] Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op.cit.

[4] Idem

[5] Françoise d’Eaubonne, Le Sexocide des sorcières, L’Esprit frappeur, Paris 1999.

[6] Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op.cit.

[7] Idem.

[8] Anne L. Barstow, Witchcraze, op. cit.

[9] Silvia Federuci, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, 2004.

[10] Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op.cit.

[11] Idem.

[12] Anne L. Barstow, Witchcraze, op. cit.

[13] Idem.

[14] Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op.cit.

[15] Séquence reprise dans le documentaire de Peter KUNHARDT, Gloria, 2011.

[16] Rebecca Traister, All the Single Ladies, op. cit.

[17] Cela ne signifie évidemment pas que le mariage n’avait jamais été critiqué auparavant. C.F par exemple Voltairine De Cleyre, Le mariage est une mauvaise action, 1907.

[18] Rebecca Traister, All the Single Ladies, op. cit.

[19] Cité par Muriel Salle et Catherine Vidal, Femmes et santé, encore une affaire d’hommes?, 2017.

[20] Idem

[21] Idem

[22] Moira Weigel, The foul reign of the biological clock, The Guardian, 10 mai 2016.

[23] Susan Sontag, The double standard of aging, The Saturday review, 23 septembre 1972.

[24] C.F. Juliette Rennes, Vieillir au féminin, Le Monde diplomatique, décembre 2016.

[25] Klhoé Dominguez, Pénélope Cruz agacée par l’obsession de l’âge de Hollywood, Paris Match, 9 octobre 2017.

[26] Jean Swallow, Both feet life (…) 1986.

[27] Martin Winckler, Les Brutes en blanc, op. cit.

[28] Daphnée Leportois, L’anormal silence autour de l’âge des pères, Slate.fr, 2 mars 2017.