Can’t Stop Won’t Stop, Une histoire de la génération Hip Hop
NÉCROPOLIS
LE BRONX ET LA POLITIQUE DE L’ABANDON
Quand tu arrives sur le terrain de Baseball, tu pénètres dans un endroit qui n’est que tromperie et mensonges… Il n’y a rien d’honnête sur le terrain de Baseball. Sauf le jeu. Barry Bonds
Ce n’était pas un bon soir pour le baseball dans le South Bronx – un vent furieux et glacial, une nouvelle lune de mauvais augure. Le Yankee Stadium était plus plein que jamais pour le second match des Worlds Series 1977, les New York Yankees contre les Los Angeles Dodgers, côte Est contre côte Ouest.
Les Yankees étaient la meilleure équipe qu’on puisse rêver de s’offrir. Quand la Ligue Majeure de Baseball autorisa les agents libres avant la saison 1977, George Steinbrenner, le propriétaire de l’équipe, sortit son chéquier et, avec une offre de trois millions de dollars, décrocha le gros lot en la personne du cogneur de home-runs Reggie Jackson, fils d’un membre noir de la Ligue qui touchait en son temps sept dollars par match. Pour les Yankees qui n’avaient signé leur premier joueur noir que neuf ans après que Jackie Robinson eu fait tomber la barrière de la couleur – Jackson était la signature la plus coûteuse de leur histoire.
Billy Martin, l’entraineur, écumait de rage. Il s’était opposé à la signature de Jackson. Il refusa d’assister à la conférence de presse où il se présentait dans le fameux maillot rayé. Quand la saison commença, il battit froid à la star, la reléguant parfois sur le banc des remplaçants. Lorsqu’il était en colère, il appelait Jackson : « boy ».
Le courant ne passa guère mieux entre Jackson et ses coéquipiers. Certains lui en voulaient pour son salaire, bien que des joueurs blancs comme Catfish hunter aient également bénéficié de contrats à six zéros. Ils trouvaient Jackson, qui exhibait ses petites amies blondes dans la Rolls-Royce Corniche que Steinbrenner lui avait offerte, trop tape-à-l’œil. Mais c’est son arrogance qui acheva de les braquer. Dans un magazine, Jackson fit tourner en bourrique le capitaine Thurman Munson en affirmant : « Cette équipe elle existe uniquement grâce à moi. C’est moi qui dois donner l’impulsion générale. C’est moi qui fais tenir la mayonnaise. » Peut-être ces mots avaient-ils dépassé sa pensée. Peut-être disait-il simplement la vérité. Les coéquipiers de Jackson cessèrent de lui adresser la parole.
En juin, au cours d’un match contre les Red Sox, la tension finit par exploser. Après que Jackson eut manqué une balle haute dans la base de droite, Martin le sortit rageusement du terrain.
Furieux, Jackson s’avança d’un pas traînant vers l’abri. « Qu’est-ce que j’ai fait? » demanda-t-il à Martin.
« Qu’est-ce que t’as fait? » aboya Martin. « Tu sais foutre bien ce que t’as fait. »
« J’ai pas flanché, Billy » protesta Jackson. « Quoi que je fasse, t’es jamais content. T’as jamais voulu de moi dans cette équipe. Tu veux toujours pas de moi. Pourquoi tu l’avoues pas simplement? »
« Je devrais te botter le cul, connard! » hurla Martin.
Jackson explosa. « À qui tu crois que tu parles, vieux chnoque? »
Les entraineurs des Yankees se précipitèrent pour empêcher Martin de mettre son poing dans la figure de Jackson devant les caméras de télévision.
Ce soir-là, dans sa chambre d’hôtel, Jackson fondit en larmes devant un petit groupe de journalistes. « La manière dont je suis traité dans cette équipe, ça me fait chialer. Les Yankees, c’est Ruth, Gehrig, Di Maggio et Mantle, et pour eux, je suis un Négro », gémit-il. « Jouer les seconds couteaux, c’est pas pour moi. »
Cela faisait trente saisons que Jackie Robinson, en excellant sur le terrain de sport, avait modifié le terrain socio-politique, le jour où il entra sur Ebbets Field sous le maillot bleu des Dodgers. L’élan pour faire reculer la ségrégation raciale après la guerre commença avec le moment culturel décisif où Robinson se leva du banc réservé jusque-là aux Blancs.
Après sa retraite, Robinson déplaça son engagement pour l’intégration dans le champ de la politique. Les années 60 avaient commencé, les Dodgers étaient à Los Angeles, et sur Ebbets Field, les cubes de brique et de béton poussaient comme des haricots magiques. L’hommage à Jackie se traduisait par d’imposants HLM. La politique américaine tentait maladroitement de se mettre au diapason des changements déjà sensibles dans la culture, et l’héritage intégrationniste de Robinson était ouvertement remis en question.
En 1963, on pouvait compter parmi ses critiques le député Adam Clayton Powell, qui tint à se montrer à un important meeting de Harlem aux côtés d’un agitateur nommé Malcom X. Contemporain de Robinson, Malcolm était en prison quand Jackie était sur le terrain. Tous deux avaient vu le pire côté de l’Amérique. Tous deux voulaient le meilleur pour leurs enfants. Mais leurs vies respectives ne les avaient pas menés aux mêmes conclusions. Au cœur du débat était la sempiternelle interrogation afro-américaine : devons-nous lutter pour cette nation ou construire la nôtre? Devons-nous sauver l’Amérique ou nous-mêmes?
Robinson accusa le congressiste de s’aligner sur les Black Muslims. « Vous avez fait gravement reculer la cause des Noirs », écrivit Robinson dans une lettre ouverte à Powell publiée par le New York Amsterdam News. « Car vous savez très bien – ainsi que vous l’avez professé pendant de nombreuses années – que la réponse pour les Noirs repose non dans la ségrégation ou la séparation, mais dans leur effort pour s’approprier leur place légitime – la même que celle de n’importe quel autre Américain – au sein de notre société. »
Dans les mêmes pages, c’est Malcolm X en personne qui répondit à Robinson : « Vous n’avez jamais montré de reconnaissance pour le soutien que vous ont apporté les masses noires, tandis qu’il est de notoriété publique que vous avez été fort loyal envers vos bienfaiteurs blancs. »
Plus tard dans l’année, Martin Luther King Jr. prononça à Washington son discours « J’ai fait un rêve. » À Harlem, les journées de manifestations pour l’éducation et contre la pauvreté laissèrent la place à des nuits d’affrontements entre la police blanche et les jeunes Noirs. C’était le début des étés longs et brûlants qui tinrent l’Amérique en haleine tout le reste de cette turbulente décennie.
À la fin des années 60, King et X étaient partis, le creuset de foi et d’idéalisme qui avait préservé le mouvement des forces de la rationalisation et de la violence s’était épuisé, et beaucoup des rêves des Noirs – intégrationnistes ou nationalistes – brûlaient littéralement. À la génération suivante, il n’y aurait plus d’eau pour éteindre les incendies. Robinson citait avec approbation les paroles de son ancien adversaire : « Jackie, dans les temps à venir, ton fils et le mien n’accepteront pas de se contenter de la même chose que nous. »
Et voilà Reggie Jackson à l’été 1977, dans une chambre d’hôtel luxueusement aménagée, qui jouait sur les deux tableaux en s’abritant à la fois derrière les droits civiques et le Black Power. « Je suis un homme noir costaud avec un QI de 160, qui gagne 700 000 dollars par an, et on me traite comme un chien », dit Jackson. « Ils n’ont jamais eu un joueur de mon niveau dans cette équipe auparavant. »
Quatre mois plus tard, quand les fans de baseball emplirent le Yankee Stadium pour les Worlds Series lors de cette froide soirée d’octobre, beaucoup de dettes de l’histoire attendaient d’être soldées. Les New-Yorkais n’avaient jamais oublié les Dodgers de Jackie robinson, ni pardonné à Walter O’Malley, le propriétaire, d’avoir poussé Robinson vers la sortie et arraché l’équipe à Brooklyn. Pour eux, l’existence même de Los Angeles Dodgers représentait le triomphe de la cupidité et de la trahison. Mais les Dodgers étaient comme une corvette rouge dans un matin de Malibu, une équipe fonçant perpétuellement vers l’avenir. Les home-runs leur venaient facilement : quatre de leurs frappeurs avaient passé trente home-runs dans l’année. Deux Noirs, et deux Blancs.
À l’extérieur du stade, par-dessus les tribunes à la droite du terrain, après le parking le plus sécurisé du South Bronx, seulement un mile à l’est de là, des minces volutes de fumée grise s’étiraient dans le ciel. Puis les flammes prirent et des nuages de cendre s’élevèrent en tourbillons. Une petite foule se rassembla devant Melrose et la 158e pour contempler un incendie de niveau 5, une distraction momentanée aussi banale qu’un match des World Series. À l’extérieur du stade, le collège abandonné no 3était en flammes, en train de s’effondrer sur lui-même. « Mesdames et Messieurs, nous y sommes », dit Howard Cosell à soixante millions de téléspectateurs tandis que les caméras zoomaient sur PS3 depuis l’hélicoptère : « Le Bronx est en feu. »
MOUVEMENT DE MASSE
En 1953, on pouvait lire l’avenir du Bronx dans la tranchée artificielle de onze kilomètres qui le coupait en deux. Là où existait auparavant un continuum homogène de communautés diverses et soudées, la tranchée dégageait désormais le terrain pour la Cross-Bronx Expressway, une catastrophe moderniste de proportions gigantesques.
À mesure qu’elles s’enfonçaient péniblement à travers le South Bronx en direction de Manhattan, les dalles de béton gris laissaient derrière elles un sillage de violence environnementale. « À la place des anciens immeubles résidentiels ou des maisons particulières s’élevaient désormais des collines de décombres, ornées des sacs éventrés d’ordures pourrissantes qui avaient été jetés dessus », écrivit l’historien Robert Caro. « Par-dessus le grondement des bulldozers, on entendait le violent staccato des marteaux-piqueurs avec leur bruit de mitraillettes et, de temps à autre, la morne secousse de l’explosion d’une charge de dynamite. » Tels étaient les sons du progrès.
Plus loin sur le tracé de l’Expressway, les familles irlandaises et juives qui occupaient auparavant des appartements modestes mais confortables, s’étaient vu donner quelques mois pour se reloger, avec une misérable compensation de deux cents dollars par pièce. Entre-temps, peinant à trouver de nouveaux quartiers dans une ville où il restait peu de logements libres, ils s’entassèrent dans des immeubles sans chauffage classés insalubres., Le responsable de tout cela s’appelait Moses. Robert Moses, le promoteur immobilier le plus puissant de tous les temps, conduisit l’exode des Blancs hors du Bronx.
Tout avait commencé avec un projet conçu en 1929 par la New York Regional Plan Association. Les intérêts financiers que cachait le projet entendaient transformer Manhattan en un centre huppé, relié directement à la banlieue par un réseau d’autoroute circulaire niché au cœur des quartiers des circonscriptions les plus éloignées. Soutenu par une vague d’investissements du gouvernement après la Deuxième Guerre mondiale, Moses acquit un pouvoir sans équivalent. C’est son immortalité qu’il voyait se graver dans les routes : elles étaient des monuments érigés à l’efficacité brutale. La cross-Bronx Expressway permettrait aux gens de traverser le Bronx depuis les banlieues du New Jersey jusqu’aux banlieues de Queens en passant par le nord de Manhattan en quinze minutes.
Jamais une route n’avait posé de tels problèmes de construction. Caro écrivit : « Le tracé de la grande route traverse cent-treize rues, avenues et boulevards; des égouts, des conduites d’eaux et d’électricité par centaines; un métro et trois voies ferrées; cinq voies construites simultanément par Moses. » Plus important, soixante mille résidents du Bronx se trouvaient pris dans les méandres de l’Expressway. Moses allait faire passer ses bulldozers droit sur eux. « Il y a principalement des gens dans le passage – c’est tout », disait-il, comme si les vies humaines n’étaient qu’un problème mathématique supplémentaire à résoudre. « Il y a très peu d’obstacles majeurs. »
Dans les ghettos de Manhattan, usant des droits d’évacuations pour «la rénovation urbaine » afin de condamner des quartiers entiers, il délogea des commerces florissants et déracina des familles pauvres afro-américaines, portoricaines, et juives. Beaucoup n’eurent d’autre choix que de se rabattre sur des quartiers tels qu’East Brooklyn et le South Bronx, où le logement social était en plein boum mais où les emplois avaient déjà disparu. L’argument de Moses, selon l’un de ses associés, était que « si l’on ne peut pas accomplir quelque chose de vraiment substantiel, ça ne vaut pas la peine. »
Dans ses ambitions démesurées, le modernisme de pointe allait de pair avec une densité maximale. De vastes complexes résidentiels furent dessinés sur le modèle aux consonances idylliques de la «tour dans un parc», un concept formulé par l’architecte moderniste Le Corbusier dans son projet de «Cité Radieuse». Les Bronx River Houses et les Millbrook Houses ouvrirent avec chacune 1200 logements, les Bronxdale Houses avec plus de 1500 logements et les Patterson Houses avec plus de 1700 logements.
Pour Moses, le modèle de la «tour dans un parc» était une équation d’école qui résolvait proprement les problèmes épineux – un espace ouvert dans le quadrillage urbain, des relogements pour les pauvres déplacés – avec un rapport coût-efficacité idéal. Il se trouvait aussi favoriser les objectifs de «l’évacuation des taudis», du réaménagement commercial, et du démantèlement du mouvement syndical des locataires. Ainsi, dans l’explosion immobilière de New York et ses environs dans les années 50 et 60, les Blancs de la classe moyenne héritèrent des banlieues tentaculaires «Whites Only», avec leurs maisons en préfabriqué et leurs clôtures blanches, tandis que les classes laborieuses en difficulté héritèrent de neuf blocs de logements monotones ou plus, dressés dans des «parcs» désolés, générateurs d’isolement, et bientôt appelés à être infestés de criminalité.
À la fin de la décennie, la moitié des Blancs avaient quitté le South Bronx. Ils avaient migré vers le nord et les espaces ouverts du Comté de Westchester ou les extrémités nord-est du Comté du Bronx. Ils avaient suivi les autoroutes Cross-Bronx et Bruckner de Moses avec la promesse de devenir propriétaires de l’un des 15 000 nouveaux appartements de la Co-op City de Moses. Ils avaient déménagé pour les banlieues uniformes qui poussaient comme des champignons le long des autoroutes du New Jersey, du Queens et de Long Island. En remontant la Cross-Bronx Expressway, écrivit Marshall Berman, « on retient ses larmes et on met le pied au plancher. »
Le retranchement de l’élite blanche trouva une violente contrepartie dans les rues qui se coloraient. Lorsque des familles afro-américaines, afro-caribéennes et latino s’installèrent dans des quartiers précédemment juifs, irlandais et italiens, des gangs de jeunes Blancs s’en prirent violemment aux nouveaux arrivants à coups de passages à tabac dans les cours d’école et de batailles et poursuites de rue. Les jeunes Noirs et Latinos formèrent des gangs, d’abord pour assurer leur défense, puis parfois pour le pouvoir, parfois pour le plaisir.
Des organisations politiques comme le Black Panther Party et les Young Lords rivalisèrent un temps avec ces gangs de quartiers pour gagner les cœurs et les esprits de ces jeunes, mais elles s’attirèrent rapidement une pression constante et parfois fatales de la part des autorités. L’optimisme du mouvement des droits civiques et la force de conviction du Black Power et du Brown Power laissèrent la place à une rage généralisée et à un ras-le-bol durable. Les militants retournèrent leurs armes contre eux-mêmes. Curtis Mayfield, qui avait autrefois chanté «Keep on Pushing» pour Martin Luther King Jr. Et les autres manifestants pour la liberté, mettait désormais en garde contre le «Pusherman». Comme des vautours, les dealers d’héroïne, les voleurs junkies et les pyromanes en service commandé infestaient les rues. D’humeur philosophe, un flic du Bronx déclara : « Nous sommes en train de reproduire ici ce que ls Romains ont créé à Rome. »
Un fonctionnaire déclara à la journaliste Jill Jonnes : « L’idée était d’épargner autant que possible à Manhatann le spectacle de la laideur. Dans le South Bronx, il y avait les HLM et les autoroutes, qui étaient déjà suffisamment déstabilisants, puis, par-dessus le marché, on ajoutait un programme délibéré d’évacuation des taudis pour déplacer la misère la plus criante. À partir de là, tout a commencé à se dégrader inexorablement. »
MAUVAIS CHIFFRES
Ainsi se chiffrait la nouvelle configuration : le South Bronx avait perdu 600 000 emplois dans l’industrie. 40 % du secteur avait disparu. Au milieu des années 70, le revenu annuel moyen par habitant avait chuté à 2430 dollars la moitié seulement de la moyenne à New York et 40 % de la moyenne nationale. Le taux officiel de chômage des jeunes s’élevait à 60 %. Les défenseurs de la jeunesse affirmaient que dans certains quartiers le chiffre véritable était plus près de 80 %. Si les conditions dans lesquelles la culture du blues s’était développée étaient celles du travail forcé et instrument d’oppression, celle du hip-hop devait émerger d’un climat de chômage généralisé.
Quand le bruit des automobiles remplaça celui des marteaux-piqueurs le long de la Cross-Bronx Expressway, il y avait assez de carburant pour la mise à feu du Bronx.
Les immeubles résidentiels passèrent entre les mains de marchands de sommeil, qui en vinrent rapidement à la conclusion qu’ils pouvaient gagner davantage d’argent en refusant de fournir chauffage et eau aux locataires, en détournant les taxes foncières, et en détruisant finalement les immeubles pour toucher l’assurance. Ainsi qu’un pompier décrivit le cycle : « Cela commence par des incendies dans les appartements inoccupés, puis le temps de dire ouf c’est tout l’immeuble qui prend feu. »
La spirale descendante engendrait une économie parallèle. Les marchands de sommeil engageaient des casseurs professionnels pour incendier les immeubles pour la somme ridicule de cinquante dollars par coup, et récoltaient jusqu’à 150 000 dollars de leurs polices d’assurance. Les compagnies d’assurance profitèrent de l’arrangement en vendant davantage de polices. Même dans les immeubles inoccupés, le feu payait. Des groupes de voleurs organisés, certains accros à l’héroïne, pillaient les bâtiments incendiés pour récupérer les tuyaux, équipements en cuivre, et biens électroménagers qui pouvaient se refourguer.
Un pompier déclara : « tous les incendies d’immeubles ne peuvent être que criminels. Personne ne vit là, et pourtant quand on arrive, le feu sort de trente fenêtres. » Il continuait : « Les gens déménagent. Le propriétaire commence à rogner sur la maintenance. Quand il arrête de faire du profit, de plus en plus d’appartements se vident… et en un rien de temps, c’est tout un bloc qui se retrouve complètement déserté. »
Les journalistes Joe Conason et Jack Newfield enquêtèrent sur la logique des incendies criminels à New York pendant deux ans et demi. Ils découvrirent que la commission touchée par les agents d’assurances était calculée en fonction du nombre et de la valeur de polices vendues. « Il n’y a tout simplement aucune raison d’investir dans la construction ou la reconstruction de logements à loyers raisonnables pour les banques, les compagnies d’assurance ou n’importe quel investisseur », écrivirent-ils. « Dans l’immobilier, le nec plus ultra du capitalisme, c’est l’incendie volontaire. »
Mais certains affirmaient que le South Bronx offrait la preuve irréfutable que les Noirs et Latinos pauvres ne souhaitaient pas améliorer leurs conditions de vie. Daniel Patrick Moynihan, le sénateur démocrate de New York, alla jusqu’à avancer : « Les gens du South Bronx ne veulent pas de logements sociaux, sinon ils ne les brûleraient pas. » En 1970, il avait adressé au Président Nixon un mémo à la portée considérable, citant des données de la Rand Corporation sur les incendies dans le South Bronx et déplorant la montée en puissance de radicaux comme les Black Panthers, «Le temps est peut-être venu où une période de «laisser-faire» pourrait être profitable à la question raciale », écrivit-il dans une formule restée célèbre.
Moynihan devait plus tard se plaindre d’avoir été mal compris, affirmant que le mémo n’aurait jamais dû atterrir entre les mains de la presse et qu’il n’avait jamais eu l’intention de suggérer de priver la communauté noire de ses services sociaux. Mais, quelle qu’ait été son intention, le Président Nixon avait griffonné « Je suis d’accord! » sur le mémo et l’avait fait passer à son Cabinet. Lorsqu’il devint public, le «laisser-faire» devint le cri de ralliement servait à justifier les réductions des services sociaux accordés aux quartiers déshérités, et un carburant supplémentaire pour la réaction brutale contre la justice raciale et l’égalité sociale.
Une fois le «laisser-faire» érigé en pseudo-science, les résultats furent littéralement explosifs. Armés des données et autres exemples douteux de la Rand Corporation, les politiciens de la ville appliquèrent une logique de destruction pour justifier la suppression de riens moins que sept compagnies de pompiers du Bronx après 1968. Durant la crise économique du milieu des années 70, des milliers de pompiers volontaires et professionnels supplémentaires furent licenciés. Ainsi que le formulèrent les écologistes Deborah et Rodrick Wallace, il en résultat une «épidémie» d’incendies.
Moins d’une décennie plus tard, le Bronx avait perdu 43 000 logements, l’équivalent de quatre pâtés de maison par semaine. Des milliers de terrains inoccupés et d’immeubles abandonnés jalonnaient la circonscription. Entre 1973 et 1977, 30 000 incendies se déclenchèrent dans le seul South Bronx. En 1975, lors d’une longue et chaude journée de juin, quarante feux furent allumés en l’espace de trois heures. Ce n’était pas les feux de colère purificatrice qui avaient embrasé Watts ou une demi-douzaine d’autres villes après l’assassinat de Martin Luther King Jr. C’étaient les feux de l’abandon.
1977
Un été pas comme les autres. Le point le plus bas de la boucle qui va de l’assassinat de Malcolm X à l’appel aux armes de Public Enemy. L’année du serpent. Une époque de complots et d’insurrection, de coups d’États et d’émeutes.
Le 13 juillet, après la tombée du jour, les réverbères s’éteignirent, comme mouchés par une main invisible. La ville venait de plnger dans l’obscurité d’une panne d’électricité. Des pillards s’engouffrèrent dans les rues des ghettos de Crown Heights, de Bedford-Stuyvesant, d’East New York, de Harlem et du Bronx. À ace Pontiac, sur Jerome Avenue, cinquante voitures neuves furent sorties d’un showroom. Sur Grand Concourse, les commerçants s’armèrent de pistolets et de carabines, mais durant les trente-six heures qui suivirent, ils furent pour la plupart impuissants face à la déferlante de vengeance et de redistribution.
« Cette nuit-là, un truc que j’ai remarqué », raconta plus tard un habitant, « c’est qu’ils ne se blessaient pas entre eux. Ils ne se battaient pas les uns contre les autres. Ils ne s’entre-tuaient pas. »
« C’était pour nous l’occasion de débarrasser notre communauté de tous les gens qui nous exploitaient », déclara le graffeur James TOP à l’historien Ivor Miller. « Ce qu’on a fait au cours de cette journée et demie, c’était pour dire au gouvernement qu’il y avait un vrai problème avec les gens des quartiers déshérités. »
Un millier d’incendies furent allumés. Des prisonniers de la Maison d’arrêt du Bronx mirent le feu à trois dortoirs. Des centaines de magasins furent nettoyés.
La fumée et le verre brisé, la police et les voleurs firent même incursion dans la vie du personnage de sitcom George Jefferson, perturbant le schéma comique. Dans la version télévisée de la panne d’électricité, George quittait son appartement de luxe d’un gratte-ciel de L’Upper East Side pour protéger sa teinturerie non assurée dans le South Bronx, là où avait débuté son ascension vers la fortune. « J’vais pas la vider », jurait-il. « J’vais la fermer pour de bon. » Là, il affrontait des pillards jusqu’au moment où il se faisait prendre pour l’un d’entre eux et manquait se faire arrêter par des flics noirs. À la fin, un habitant du Bronx convainquait George de maintenir en activité son commerce noir. C’était le genre de renversement de situation que la génération hip-hop allait apprendre à adorer : ce qui arrive en haut de l’échelle doit être ramené tout en bas. Une boucle parfaite.
Sous le mandat du maire Abraham Beame, la puissante ville de New York se dirigeait vers une ruine financière massive. Pleurant la gloire déchue de la ville, les éditorialistes ne cessaient de se répandre sur le métro déglingué et la prostitution à Times Square. Mais à côté de la magnifique destruction du South Bronx, tout ça n’était que purs symboles. Selon les mots d’un certain Dr. Wise, directeur d’une clinique du quartier, le South Bronx, tout ça n’était qu’une « Nécropolis – Une cité de la mort. »
Pour son reportage sur CBS The Fire Next Door, le reporter Bill Moyers traversa l’East River avec son équipe afin de suivre une compagnie de pompiers du Bronx. Ils plongèrent dans des scènes de chaos : des immeubles en feu vomissant des mailles dans les rues nocturnes; des pompiers angoissés découpant un toit pour sauver les habitants d’un immeuble; des gamins du quartier – beaucoup d’entre eux souriants, heureux de passer à la télévision, de n’être plus invisibles – se rassemblant sur un toit pour aider les pompiers à diriger un tuyau d’incendie sur les flammes menaçantes du bâtiment voisin.
Moyers retourna également sur les lieux pour filmer le sinistre champ de bataille : une vieille dame, Mrs. Sullivan, attendant un camion de déménagement qui ne devait jamais arriver, voyant les rares biens qui lui restaient pillés par des jeunes tandis qu’elle se faisait interviewer par Moyers sur son porche; une jeune femme noire en blouson de cuir façon Panthers, la tête enrubannée d’un foulard orange vif, racontant sa vie avec ses deux enfants dans un immeuble incendié, avec pour seule décoration dans sa chambre glaciale une liste des Supreme Mathematics des Five Percenters tracée au marquer sur le mur blanc (« 7 : Dieu; 8 : Construire ou détruire; 9 Né; 0 : Chiffre »).
« D’une certaine façon, nos échecs sur le territoire national paralysent notre volonté et nous n’abordons pas un désastre comme la mort du Bronx avec le même empressement et le même engagement que nous accordons aux problèmes hors de nos frontières », concluait Moyers en sortant d’un immeuble noirci sur fond de brique brune, le ciel bleu visible à travers les plus hautes fenêtres. La caméra reculait pour révéler un bloc entier de structures fantomatiques de trente mètres de haut projetant les unes sur les autres les ombres allongées de l’après-midi dans la rue désolée.
« Le Vice-président se rend en Europe et au Japon, le secrétaire d’État au Moyen-Orient et en Russie, l’ambassadeur de l’ONU en Afrique », prononçait solennellement Moyers. « Aucun personnage d’une stature comparable ne vient ici. »
Alors, une semaine avant le premier lancer de Catfish Hunter dans les World Series, le Président Carter émergea d’un cortège de voitures officielles à Charlotte Street, au cœur du South Bronx – trois hélicoptères au-dessus de sa tête, une ribambelle d’agents des Services Secrets à ses côtés – pour contempler en silence quatre pâtés de maison de ville morte.
Même les gangs qui revendiquaient auparavant ce territoire – les terribles Turbans et les redoutables Reapers – étaient maintenant partis, comme réduits en poussière par les forces de l’histoire. Le président s’arrêta parmi le béton et les briques pulvérisées, les carcasses de voitures, la vermine, la merde et les détritus pourrissants – sa Secrétaire au logement et au développement urbain, Patricia Harris, le maire Beame et une petite armée de reporters, de photographes et de cameramen se pressant derrière lui.
Il constata l’ampleur des dégâts. Puis il se retourna vers la Secrétaire Harris. « Voyez quelles zones peuvent encore être sauvées » dit-il doucement.
UNE TERRE DE DÉSOLATION
C’était donc là le Sud non reconstruit – le South Bronx, un spectaculaire champ de ruines, une mythique terre de désolation, une maladie infectieuse et, ainsi que l’observa Robert Jensen, « un état de pauvreté et d’effondrement social, plus qu’une zone géographique. » Dans les années 1960, le préfixe accolé au Bronx servait simplement à désigner les quartiers situés le plus au sud de la circonscription, comme Mott Haven et Longwood. Mais désormais, la plus grande partie de la ville de New York située au nord de la 110e Rue se voyait repensée comme une sorte de «Sud», un sud universel à portée de métro. Même Mère Theresa, sainte patronne des pauvres du monde, fit un pèlerinage surprise.
Le bureau du maire se précipita pour produire un rapport intitulé Le South Bronx : Plan de réhabilitation. « Les indicateurs les plus terribles ne peuvent se mesurer en chiffres », concluait le rapport. « Parmi eux, la peur qui prévaut chez de nombreux entrepreneurs et commerçants du South Bronx quant à l’avenir du quartier, leur inquiétude quant à la sécurité et la sûreté des investissements; la confiance décroissante et un sentiment de désespoir qui conduit nombre d’entre eux à capituler pour fuir vers d’autres secteurs. »
Edward Logue, un responsable de la rénovation urbaine engagé par la ville de New York après avoir rasé certains des quartiers historiques de Boston, tourna la chose différemment pour un reporter : « En un sens à la fois triste et merveilleux, l’histoire du South Bronx est une énorme success story. Au cours des vingt dernières années, plus de 750 000 personnes s’en sont allées pour une réussite middle-class dans les banlieues. »
Mais d’autres conseillers étaient moins hypocrites. Le Professeur George Sternlieb, directeur du Centre de la Politique Urbaine à Rutgers University, déclara : « Le monde peut très bien se passer du South Bronx. Il y a là très peu de choses qui intéressent qui que ce soit et qui ne puissent pas être reproduites à l’identique ailleurs. J’imagine très bien, dans une vision de science-fiction, qu’on se rende dans le centre-ville en voiture blindée.»
Emboîtant le pas à la Rand Corporation et au Sénateur Moynihan, Roger Starr, un fonctionnaire de la mairie, mit au point pour conclure une politique de «retrait programmé» en vertu de laquelle les services de santé, de lutte contre l’incendie, de police, d’assainissement et de transports seraient retirés des quartiers déshérités jusqu’à ce que toutes les personnes restantes soient obligées de partir à leur tour – ou d’être abandonnées. Déjà, des écoles avaient été fermées et désaffectées, après avoir été préalablement privées de l’enseignement artistique et musical, puis des matières éducatives de base.
Moses lui-même imagina un couronnement parfait à sa carrière. En 1973, retraité, âgé de quatre-vingt-quatre ans, il déclara : « Vous devez concéder que ces taudis du Bronx et d’autres de Brooklyn et Manhattan sont irrécupérables. Ils sont au-delà de toute possibilité de reconstruction, de bricolage et de restauration. Il faut les raser. » Il proposa de déplacer 60 000 habitants du Bronx dans des tours à bâtir à peu de frais sur les terrains de Ferry Point Park. Les meilleurs appartements pourraient y avoir une vue imprenable sur l’East River bouillonnante et gorgée de détritus et les rutilantes banlieues du Queens à l’est, et à l’ouest sur les barbelés et les tours sévères de Rikers Island, sans oublier les jets quittant l’aéroport de La Guardia pour des villes lointaines.
Pendant le sixième jeu des World Series de 1977, Reggie Jackson vient à la batte. Il avait placé des home-runs dans les deux précédents matches, amenant les Yankees à deux doigts du titre de champion, trois matches à deux. Ce soir l’histoire serait au rendez-vous. Contre trois lanceurs différents et trois lancés, Jackson asséna trois home-runs. Les Yankees gagnèrent sur le score spectaculaire de 8 à 4.
Tandis que Mike Torrez, le lanceur des Yankees sortait la dernière balle, des milliers de fans envahirent le terrain. Ils coururent après Jackson, qui en faucha quelques-uns en se hâtant vers l’abri. Ils arrachèrent les sièges de leur socle. Ils arrachèrent des touffes de gazon et des mottes de terre de la seconde base. Ils jetèrent des bouteilles sur la police montée. Près de la troisième base, des flics infligèrent une commotion cérébrale à un spectateur. Par-dessus le brouhaha de la foule en délire, on pouvait distinguer quatre mots : « On est numéro Un! »
Dans les vestiaires, Jackson et Martin, triomphants, trempés de champagne, souriaient jusqu’aux oreilles. Ils se donnèrent une puissante accolade. Jackson agita un médaillon en or à l’effigie de Jackie Robinson devant les journalistes, et s’exclama : « Que croyez-vous que cet homme penserait de moi ce soir ? »
Le chroniqueur sportif Dave Anderson surprit Thurman Munson et Jackson alors que la célébration se tassait un peu.
«Hé, bamboula», lança le receveur, hilare. «Pas mal du tout, bamboula.» Reggie Jackson rit, et se précipita pour serrer le capitaine dans ses bras. «Je vais aller à la fête sur le terrain », dit Thurman Munson, de nouveau hilare, « Y’aura que des Blancs, mais ils te laisseront rentrer. Viens donc. » « J’arrive », dit Reggie Jackson. « Attends-moi. »
…
Thurman Munson réapparut. « Hé, négro, t’es trop lent, elle est finie cette fête, mais je te verrai l’an prochain », dit le capitaine, lui tendant la main. « Je te verrai l’an prochain, où que je puisse bien être. » « Tu seras de retour », dit Reggie Jackson. « Pas moi. Mais tu sais qui t’as défendu, négro, tu sais qui t’as défendu quand t’en avais besoin. » « Je sais. »
On était en 1977. Une nouvelle flèche de l’histoire prenait son envol. À Kingston, en Jamaïque, le groupe de reggae Culture mettait en musique une vision de Babylone assaillie par les éclairs, les tremblements de terre et le tonnerre. Les deux sept s’étaient déclaré la guerre, prévenaient-ils. L’apocalypse se préparait à fondre sur Babylone.
Mais à sa façon, la nouvelle génération – qui avait tant reçu, à qui on était en train de tant voler, et à qui si peu était promis – ne se satisferait pas de ce dont les générations précédentes avaient bien voulu se contenter. Cédez-lui sur un point, et elle demanderait davantage. Donnez-lui une apocalypse, et elle danserait.
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Chang, Jeff, Can’t Stop Won,t Stop, Une histoire de la Génération Hip-Hop, Éditions Allias, Paris, 2015.