JOHN DEWEY
Le public et ses problèmes
Chapitre six
Le problème de la méthode
(Extrait 4)
Il se peut qu’aux yeux de la plupart, probablement de beaucoup, les conclusions auxquelles nous sommes parvenus en ce qui concerne les conditions qui permettraient au public de sortir de l’ombre reviendront à peu près à nier la possibilité de réaliser l’idée d’un public démocratique. En fait, on pourra rappeler pour ce que cela vaudra les obstacles énormes auxquels l’apparition d’une science des faits physiques était confrontée il y a quelques siècles, et prouver ainsi que l’espoir n’a pas à être entièrement perdu, ni la foi, entièrement aveugle. Nous ne nous soucions cependant pas de prophétie, mais d’analyse. Il suffit pour le but présent que le problème ait été clarifié : – que nous ayons vu que le problème principal du public est que ce dernier se découvre et s’identifie, et que nous soyons parvenus, si tâtonnante qu’ait été la manière de le faire, à appréhender les conditions dont dépend la résolution du problème. Nous conclurons en suggérant quelques implications et corollaires sur la méthode; à vrai dire non pas tant sur la méthode de résolution mais, une fois encore, sur les antécédents intellectuels d’une telle méthode.
Une discussion des questions sociales n’est féconde que si certains obstacles sont vaincus, notamment des obstacles résidant dans nos conceptions actuelles de l’enquête sociale. Parmi ces obstacles se trouve l’idée apparemment bien établie d’après laquelle la relation entre l’individu et le social est le premier problème à résoudre et qu’il sera aussi le dernier – ou que la question fondamentale est de déterminer les mérites respectifs de l’individualisme et du collectivisme, ou quelque compromis entre les deux. En fait, ces deux mots, individu et social, sont désespérément ambigus, et l’ambiguïté ne cessera jamais tant que nous les aborderons dans les termes d’une antithèse.
En un sens approximatif, est un individu toute chose qui se meut et agit en tant que chose unitaire. Pour le sens commun, la marque de cette individualité réside dans une certaine séparation spatiale. Une chose est une quand elle se tient debout, persiste ou bouge comme une unité indépendante des autres choses, qu’elle consiste en une pierre, un arbre, une molécule, une goutte d’eau, ou un être humain. Mais même le sens commun ignorant introduit immédiatement certaines qualifications. L’arbre ne tient debout que quand il est enraciné dans le sol; il meurt ou vit selon ses connexions avec la lumière solaire, l’air et l’eau. L’arbre est donc lui aussi une collection de parties interactives; l’arbre forme-t-il davantage un tout singulier que ces cellules? Une pierre bouge, apparemment d’elle-même. Mais elle est mue par autre chose et sa trajectoire dépend non seulement de l’impulsion initiale, mais aussi du vent et de la gravité. Un marteau s’abat, et ce qui était une pierre devient un monceau de particules de poussière. Un chimiste travaille sur l’un de ces grains de poussière et, aussitôt, il disparaît en molécules, en atomes et en électrons – et après? Avons-nous enfin atteint un individu non pas solitaire, mais isolé? Ou peut-être un électron dépend-il quant à son mode d’action unique et unitaire de ses connexions, tout autant que la pierre dont nous étions partis? Son action est-elle aussi fonction de quelque scène plus englobante et plus interactive?
D’un autre point de vue, il nous faut préciser la notion jusque-là approximative d’après laquelle un individu est un être qui agit et se meut comme une chose unitaire. Nous devons considérer non seulement ses connexions et ses liens, mais aussi les conséquences en fonction desquelles il agit et se meut. Nous sommes forcés de dire qu’à l’égard de certains buts ou de certains résultats, c’est l’arbre qui est un individu, à l’égard d’autres, c’est la cellule, et à l’égard d’un troisième lot, c’est la forêt ou le paysage. Est-ce un livre, une feuille, un folio ou un paragraphe, ou leur impression, qui est l’individu? Est-ce la reliure ou la pensée qui s’y trouve qui procure une unité individuelle à un livre? Ou alors toutes ces choses ne définissent-elles un individu qu’en relation avec les conséquences pertinentes dans une situation particulière? À moins de s’en remettre au stock d’idées auquel recourt le sens commun et de répudier toutes ces questions comme des chicanes inutiles, il semble que nous ne puissions déterminer ce qu’est un individu sans faire référence aux différences produites, aussi bien qu’aux connexions antérieures et contemporaines. S’il en est ainsi, un individu, quel qu’il soit ou qu’il ne soit pas par ailleurs, n’est pas uniquement cette chose spatialement isolée que nous sommes enclins à imaginer.
Cette discussion n’est pas d’un niveau particulièrement élevé ou profond. Mais elle peut au moins nous rendre méfiant à l’égard de toute définition de l’individu recourant à la notion de séparation. Ce n’est pas un mode d’action enfermé en lui-même et indépendant de tout le reste, mais un mode distinctif de comportement en conjonction et en connexion avec d’autres modes distinctifs d’action, vers quoi nous allons. À certains égards, chaque être humain est une association formée d’une multitude de cellules dont chacune vit de sa propre vie. Et de même que l’activité de chaque cellule est conditionnée et dirigée par celles avec lesquelles elle interagit, l’être humain auquel nous pensons comme à l’individu par excellence est mû et régi par ses associations avec les autres; on ne peut décrire et encore moins rendre compte de ce qu’il fait en le considérant de manière isolée, de ce que sont les conséquences de son comportement et de ce en quoi consiste son expérience.
Mais, tandis que le comportement en association est, comme nous l’avons déjà remarqué, une loi universelle, le fait de l’association ne produit pas de lui-même une société. Cela exige, comme nous l’avons aussi vu, la perception des conséquences d’une activité conjointe et du rôle distinctif de chaque élément qui la produit. Une telle perception crée un intérêt commun, c’est-à-dire une préoccupation de la part de chacun pour l’action conjointe et pour la contribution de chacun des membres qui s’y livrent. Alors il existe quelque chose qui est véritablement social et pas seulement associatif. Mais il est absurde de supposer qu’une société se départisse des traits de ses propres membres constitutifs de manière à pouvoir ainsi s’édifier contre eux. Elle ne peut s’opposer qu’aux traits que ses membres et leurs semblables présentent dans quelque autre combinaison. À certains égards, une molécule d’oxygène peut agir dans l’eau autrement qu’elle ne le ferait dans une autre combinaison chimique. Mais en tant que partie constitutive de l’eau, elle agit comme l’eau, tant que l’eau est eau. La seule distinction intelligible qu’on peut en tirer est située entre comportements de l’oxygène suivant ses diverses relations, et entre ceux de l’eau selon ses relations à diverses conditions, non entre celui de l’eau et l’oxygène qui est lié à l’hydrogène dans l’eau.
Quand il contracte un mariage, un homme célibataire est différent en fonction de cette connexion de ce qu’il était en tant que célibataire ou de ce qu’il est par quelque autre association, par exemple en tant que membre d’un club. Il acquiert de nouveaux pouvoirs, de nouvelles exemptions et de nouvelles responsabilités. Il peut être mis en opposition à lui-même en tant qu’il agit en fonction d’autres connexions. Il peut être comparé à et opposé à sa femme en ce qui concerne leurs rôles distinctifs dans l’union. Mais en tant que membre de l’union, il ne peut être considéré comme antithétique par rapport à l’union à laquelle il appartient. En tant que membre de cette union, ses traits et ses actes sont évidemment ceux qu’il possède en vertu de l’union, tandis que ceux de l’association intégrée sont ce qu’ils sont en vertu de son statut dans l’union. La seule raison pour laquelle nous ne parvenons pas à voir cela, ou pour laquelle nous sommes troublés par une telle affirmation, c’est que nous passons si facilement de l’homme en fonction de telle connexion à l’homme en fonction de telle autre, à l’homme non comme mari mais comme homme d’affaire, chercheur scientifique, membre d’une Église ou citoyen, en connexion avec quoi ses actes sont évidemment différents de ceux qui sont dus à son union matrimoniale.
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